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Chroniques
Benjamin Britten – Erich Wolfgang Korngold
Diversions – Concerto Op.17
Le dixième volume de la passionnante collection Les musiciens et la Grande Guerre publiée par les Éditions Hortus [lire nos critiques des tomes II, IV et V] quitte résolument le sol français et la contemporanéité du conflit mondial, plongeant dès lors l’écoute dans ses conséquences postérieures. En 1914, le pianiste viennois Paul Wittgenstein (frère aîné du philosophe) est mobilisé et bientôt gravement blessé. À vingt-sept ans, il perd son bras droit. Après la tourmente s’ensuivra toute une série de commandes à des compositeurs ayant à relever le défi d’écrire une œuvre pour la seule main gauche. Entre 1923 et 1951, c’est plus d’une trentaine de partitions qui lui seront dédiées, parfois spontanément, d’ailleurs, et dont il créera la plupart.
Pour lui, le très doué Erich Wolfgang Korngold, son cadet de dix ans dont déjà trois opéras avaient été créés – les brefs Violanta et Der Ring des Polykrates à Munich en 1916, le fameux Die tote Stadt en 1920 à Hambourg et Cologne [lire nos chroniques du 9 octobre 2009 et du 9 mai 2010, ainsi que nos critiques DVD des productions de Strasbourg, de Venise et d’Helsinki], qui lui valut grande réputation –, compose en 1923 un Concerto en ut # Op.17 ; à l’automne suivant, Wittgenstein en donne la première sous la direction de l’auteur, dans la capitale autrichienne.
Dans ce parcours lyrique d’une demi-heure en dix sections enchaînées, nous retrouvons Nicolas Stavy [lire notre chronique du 23 avril 2014], un interprète décidément curieux qui le donnait lors de la précédente édition du Lille Piano[s] Festival. D’emblée convainc la fraîcheur positive du thème initial, d’une inflexion presque idyllique, l’instrument soliste convoquant peu à peu le rehaut du grand effectif, via quelques ponctuations rythmiques puis l’élan spectaculaire des cordes et des cuivres. À la tête de l’Orchestre national de Lille, le chef étatsunien Paul Polivnick cisèle les timbres du serein Ruhig où il laisse le piano s’épancher avec insouciance. Le ton change avec le troisième épisode (Wie im letzten Takt), d’abord inquiet, puis irrésistiblement gagné par la liesse jubilatoire et toute straussienne des premiers pas. La partie la plus développée (Dasselbe breite Zeitmass) révèle certaines audaces (mariages timbriques, harmonie, etc.) au fil d’une errance profondément mélancolique qui l’apparente à quelque page de Rachmaninov, n’était le mystère d’un flatterzunge qui la colore d’une aura postsymboliste inattendue. Notre pianiste au grand souffle en magnifie la facture jusqu’aux orgiaques accords aigus piqués ouvrant sur l’aurore paisible (Reigen) et ses entrelacs de bois volatiles, le rôle solistique se faisant alors accompagnement. Sur un trille de clarinette, le piano reprend gentiment ses marques (Sehr ruhig), avant que de recouvrer les cordiales effusions si chères à Korngold, explosant dans le septième mouvement, hollywoodien avant l’heure – le Viennois ne signerait ses premières musiques pour le cinéma qu’une dizaine d’années plus tard. Après la fascinante moire, proprement schrekérienne, d’un court « pont », les contrebasses relancent le geste dans le propos concertant. Les nombreux traits des différents pupitres montrent la bonne santé de la formation lilloise. La virtuosité pianistique inonde la dernière travée (Mit Schwung und Begeisterung) en une cadence hémorragique brillamment respirée par Nicolas Stavy, final kitsch s’il en est. D’honorable tenue, cette lecture ne le cède en rien à la gravure disponible chez Chandos, avec un BBC Philharmonic fort soyeux (Howard Shelley au piano, Matthias Bamert au pupitre).
Plutôt qu’un concerto dans le sens habituel du terme, Diversions Op.21 de Benjamin Britten décline onze variations sur un thème, couronnées par une Tarantella conclusive en feu d’artifice anxieux. Citoyen britannique depuis quelques mois, Wittgenstein, qui très tôt avait été conscient de la nécessité de quitter l’Autriche de l’Anschluß, commande l’œuvre après le début de la Deuxième Guerre mondiale. Le compositeur livre la partition fin 1940, pendant son séjour new-yorkais – Diversions est donc contemporaine des Illuminations Op.18 et du Quatuor en ré majeur Op.25 n°1 [lire notre chronique du 28 avril 2010]. Le 16 janvier, elle sera créée par son commanditaire et Eugene Ormándy à la tête du Philadelphia Orchestra. N’y cherchons pas l’écho tragique du cataclysme européen, à l’inverse des bouleversants Three Psalms d’Imogen Holst (1943), par exemple [lire notre critique du CD] : Britten promène un récitatif lisztien méditatif dans des alliages fort savants, comme cette Toccata I en sourire de clown las, contrastant avec des incises orchestrales bartókiennes. Bien des dangers sont cependant contenus dans le grave Agadio, avant une apothéose qui n’a rien de serein. Plus profonde que la version de Peter Donohoe et Simon Rattle (EMI), moins grave et paradoxalement fruitée que celle de Leon Fleisher et Seiji Ozawa (Sony), à laquelle se maintient notre préférence, la présente interprétation affirme un bel équilibre.
BB